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Relire Bel-Ami de Guy de Maupassant

18 Décembre 2023 , Rédigé par François ROUX

 

« Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant. Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent come des coups d’épervier. Les femmes avaient levé la tête vers lui… »

Dans ces premières lignes du roman de Guy de Maupassant, Bel-Ami, tout est dit et très bien dit. En quelques mots le personnage nous apparaît en corps et en esprit. On connaît ainsi déjà presque tout de Georges Duroy qui deviendra plus tard Georges Du Roy car cela colle mieux avec ce qu’il est et ce qu’il veut être.

Il y a deux manières de lire Bel-Ami. Deux manières qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. On peut y lire à travers le récit de l’ascension sociale vertigineuse d’un homme, une étude sociologique du milieu de la presse et de la politique sous la Troisième République. Mais on peut aussi sous un autre angle trouver dans ce livre une relation des affects et des névroses d’un ambitieux sorti de rien et qui décide de « réussir ». Il utilisera pour cela tous les moyens en particulier les femmes qu’il séduit grâce à un physique avantageux, un culot à tout épreuve et surtout en faisant fi de toute moralité. Une telle lecture que l’on pourrait appeler ontologique a été la mienne.

C’est cette qualité, si l’on peut dire, d’amoralité qui permet à Duroy de se servir des gens de son entourage pour se propulser au sommet de l’échelle sociale et accessoirement de s’enrichir bien que l’argent en soi ne semble pas constituer son unique préoccupation. « Le monde est aux forts. Il faut être fort…Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux. Tout n’est que l’égoïsme. L’égoïsme pour ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour. » Le début de son incroyable ascension commence grâce à son ami Forestier qui lui met le pied à l’étier. Il fera preuve à son égard d’une ingratitude perverse. De la même manière il n’aura tout au long du récit aucun scrupule vis-à-vis de celles et ceux (surtout celles) dont il se servira comme marchepied et se débarrassera une fois qu’ils ne lui seront plus utiles. Il n’a aucun regret, ne se repend jamais de sa conduite et ne semble éprouver aucune pitié pour ses victimes que curieusement il finit par détester (c’est le cas pour son ami Forestier par exemple) ce qui l’aide à aller de l’avant car le remord est un frein à l’action.

Mais Duroy a tout de même des qualités. Sa réussite incontestable en sera la meilleure preuve. Et l’on peut se demander si Maupassant ne fait pas lui-même preuve d’une totale immoralité en faisant de Duroy le héros de son roman, un homme qui est loin d’être idiot et qu’il ne rend pas toujours si antipathique que cela. Duroy n’est en effet pas que beau et séduisant mais aussi intelligent et habile, c’est indiscutable. Il a très bien compris la manière dont tourne ce monde qu’il veut conquérir. Ce type de lucidité est souvent plus efficace que de brillantes qualités que l’on pourrait qualifier d’académiques. Beaucoup plus noblement il est indéniablement courageux. Physiquement d’abord en prenant le risque d’un duel qui pourrait lui être fatal. Emotionnellement aussi quand il saura dompter sa peur de la mort en assistant jusqu’au bout, à l’agonie de son ami Forestier. Il reste fidèle à ses origines en ne reniant pas ses parents qui sont des petits retraités vivant très modestement dans un coin perdu de la campagne normande. Maupassant n’entretient-il pas au fond une secrète admiration pour son personnage que certains trouveront détestable et auquel il reconnaît des qualités bien réelles ?

L’auteur reprend dans Bel-Ami des thèmes que l’on retrouve dans son œuvre en général de manière obsessionnelle pour certains. C’est le cas de la question de la mort dont parle le vieux poète/journaliste Norbert de Varenne qui met en garde Bel-Ami au début de son ascension. « Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c’est fini de rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu’on regarde c’est la mort qu’on aperçoit. ». La mort de Forestier est vécue « en direct » et est narré dans tous ses détails (jusqu’à l’odeur du cadavre !) avec un art destiné à nous horrifier comme elle horrifie Duroy. « Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh ! s’il avait su, il ne serait pas venu. » Mais cela n’empêchera pas Duroy alors qu’il veille le mort en compagnie de sa veuve de proposer à cette dernière de l’épouser.

La condition des femmes est aussi un thème que Maupassant aborde de manière répétitive dans son œuvre. Il fait dire à Duroy : « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne leur rien donner de soi. ». L’auteur s’identifie-t-il à son personnage avec lequel il partage cet opinion ? En d’autres termes est-il misogyne ? Il est probable qu’à l’aune des critères du XXIème siècle pour définir la misogynie et au regard de certaines de ses œuvres et aussi de la manière dont il a mené sa vie amoureuse, il le soit probablement un peu.  Maupassant a eu beaucoup de femmes dans sa vie. Comme Duroy il a une vision masculine du plaisir qui a fait de lui un « consommateur » effréné dont les besoins en la matière relève de l’addiction[1]. Dans son œuvre, il décrit la condition de la femme de son époque sous un angle tragique. Les personnages féminins y sont souvent maltraités, trompés, bafoués par les hommes. Elles portent en elles une faiblesse, une vulnérabilité biologique congénitale qui en font souvent des victimes[2]. Pourtant dans Bel-Ami cette situation semble moins vraie. L’auteur y met en scène deux femmes fortes qui savent se défendre et sont ambitieuses comme les hommes. Tant Clotilde de Marelle que Madeleine Forestier ont bien compris le rôle qu’elles peuvent jouer dans leur société et s’affirment sans aucun scrupule au près des hommes qu’elles savent manipuler. Mais il y aura tout de même Virginie Walter montrée comme faible et naïve qui se fera méchamment rouler par Duroy. Et à l’issue du récit c’est lui qui gagne la partie. Ce que l’on pourrait appeler la misogynie de Guy de Maupassant n’est peut-être que son parti pris de dépeindre sans concession une situation de la condition féminine telle qu’elle existe réellement dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle ? Une situation qui le peine certes mais qu’il juge résulter de l’essence même de la qualité de femme.

On ne s’ennuie pas un instant dans un récit rythmé déroulé dans un style bien réaliste qui ne dissimule rien et va jusqu’au bout des choses. Et l’histoire se déroule dans un décor sublime qui est celui du Paris de la fin du XIXème siècle que ceux qui connaissent ces lieux reconnaîtront si bien : « L’Arc de Triomphe de l’Etoile apparaissait debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses, sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre en marche pour descendre la large avenue ouverte devant lui. ». Les personnages dans leurs pérégrinations nocturnes[3] nous font traverser le Pont de la Concorde, longer le Palais Bourbon, arriver rue de Bourgogne. Et l’histoire se termine sur le parvis de l’église de la Madeleine. Maupassant a bien compris ce que la plus belle ville du monde pouvait ajouter à son roman.

 

 

[1] Voir sur ce sujet la chronique publiée sur ce Blog à propos de l’ouvrage de Jacques-Louis Douchin (« La vie érotique de Maupassant ») le 29 juin 2022.

[2] C’est le cas de Miss Harriet dans la nouvelle que Maupassant publie en 1883 sous le titre de « Miss Harriet ». Il en est de même pour Jeanne Le Perthuis des Vauds dans le roman « Une vie » que l’auteur publie en 1883.

[3] Duroy et Norbert de Varenne rentrent chez eux à pied après un dîner chez les Walter. Ils traversent de nuit ce décor parisien et c’est là que Varenne fait part à Duroy de son obsession pour la mort (Première partie. Chapitre VI).

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