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L'Anarque. Mes notes de lecture.

L'Anarque

De beaux textes sur la lecture et l'art de lire.

 

De grandes plumes ont écrit de belles choses sur les livres et la lecture. En voici quelques exemples.

L’amour des livres.

L’un des plus beaux hommages aux livres et à la lecture nous vient de Pascal Quignard[1]. Il évoque cette « musique silencieuse » des styles que jouent pour les lecteurs entre autres : Nerval, Chateaubriand, Montaigne et La Fontaine.

J’aime les livres. J’aime leur monde. J’aime être dans la nuée que chacun d’eux forme, qui s’élève, qui s’étire. J’aime à en poursuivre la lecture. J’éprouve de l’excitation à en retrouver le poids léger et le volume dans l’intérieur de la paume. J’aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. C’est une rive bouleversante, à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon. C’est un chant solitaire que seul celui qui lit entend. L’absence de son externe, l’absence totale de tapage, de gémissement, de huée, l’éloignement maximum de la vocalisation et de la foule des humains que les livres permettent, ramènent une très profonde musique qui a commencé avant que le monde apparaisse.

La vraie musique peut-être la relaie elle aussi dès lors qu’elle est écrite. Amo litteras. J’aime les lettres. Musique silencieuse des styles des écritures que l’on préfère : ils sont comme autant de nudités, bouleversantes, particulières, intimes, touchantes, incomparables. L’eau de Nerval dans les forêts pleines d’étangs et de sources qui entourent Chantilly et sa vaste lumière transparente. La baie de Chateaubriand et son bruit incessant, éclaboussant, violent de ressac dans les roches de granit noir jusqu’à la presqu’île de Saint-Malo, jusqu’à l’embouchure de la Rance et ses algues infinies. Les voyages de Montaigne à cheval sur les chemins de Suisse et d’Italie, secs, sinueux, poussiéreux, urineux, soudain désarçonné près de sa tour, au plus fort des guerres perpétuelles, civ iles, religieuses. L’écho violent des coups de mousquets de la Fronde qui se répercute sur les murs des rues resserrées de Paris, les barricades qu’on dresse avec des barriques, avec des tonneaux, avec des futailles qu’on a remplies de pierres, avec des cris rauques et abrupts, des cris terribles, des cris d’égorgés dans La Rochefoucauld. Les haies et les fossés, les chênes, les animaux, les héros, les oiseaux de La Fontaine dans les bois et les collines qui entourent Soissons, Villers-Cotterêts, La Ferté-Milon. Les Alpes sublimes de Rousseau aux crêts couverts de neige.

Pascal Quignard. L’homme aux trois lettres.

 

La liberté d’esprit qu’offre la lecture.

La lecture permet de s’isoler, d’échapper aux contingences du monde et peut être de s’en protéger. Un grand lecteur, l’écrivain rêveur, l’Allemand Ernst Jünger en a fait l’expérience pendant la première guerre mondiale alors qu’il était dans un trou, sous les bombes et dans une situation désespérée. Il rapporte qu’il pouvait s’extraire de cette réalité terrifiante et mortifère grâce à un livre qu’il qualifie d’œuvre d’art.

Pour consolation, comme toujours, il reste les livres. Vaisseaux légers et sûrs en vue des errances à travers le temps et l’espace, voire au-delà d’eux.

Tant qu’on a encore un livre sous la main et le loisir de la lecture, une situation ne peut être désespérée, ni tout à fait dépourvue de liberté. Au boqueteau 125, nous étions cernés à droite et à gauche par des Néo-Zélandais, des pluies d’orage crevaient au-dessus de nos trous individuels, sur lesquels notre propre artillerie et celle des Anglais concentraient leurs feux. J’étais couché sur des caillebotis au-dessus d’une couche d’eau, et protégé en haut par une simple arcade de tôle ondulée. Mais, en même temps j’étais dans le Berlin de la Belle Epoque, car je lisais les Errements et tourments de Fontane[2]. Il me semble même que je me souviens plus vivement de détails du roman que de l’inconfort de ma position. Ce qui dénote la liberté d’esprit que l’on peut puiser dans l’œuvre d’art. Il faut en être reconnaissant à l’auteur. Il dispense des consolations inappréciables.

Ernst Jünger. La cabane dans la vigne.

 

Savoir bien lire.

Pour Nietzsche, lire est un art. Alors il est essentiel de savoir bien lire. Bien lire c’est lire lentement à la manière d’un philologue[3] ce qu’il était. Et puis il faut aussi apprendre à « ruminer », comme une vache. Il souligne que ces conseils s’appliquent à la lecture de ses œuvres

La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent-comme un art, une connaissance d’orfèvre appliquée au mot, un art qui n’a à exécuter que du travail subtil et précautionneux et n’arrive à rien s’il n’y arrive lento. C’est en cela précisément qu’elle est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, c’est par là qu’elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d’un âge de « travail », autrement dit : de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut tout de suite « en avoir fini » avec tout, sans excepter l’ensemble des livres anciens et modernes :-quant à elle, elle n’en a pas si aisément fini avec quoi que ce soit, elle enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils…Ô, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à bien me lire.

Nietzsche. Préface d’Aurore. Chap.5

Evidemment, pour pratiquer ainsi la lecture comme art, une chose avant toute chose est nécessaire que l’on a parfaitement oubliée de nos jours_il se passera donc encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles »_, une chose qui nous demanderait presque d’être de la race bovine et certainement pas un « homme moderne », je veux dire : savoir ruminer.

Nietzsche. Généalogie de la morale. Avant-propos §8

Emile Faguet qui a lu Nietzsche le confirme. Il est indispensable de lire avec lenteur. Et les livres qui ne peuvent être lus lentement ne méritent pas d’être lus.

Pour apprendre à lire, il faut d’abord lire très lentement et ensuite il faut lire très lentement et, toujours, jusqu’au dernier livre qui aura l’honneur d’être lu par vous, il faudra lire très lentement…

Vous me direz qu’il y a des livres qui ne peuvent pas être lus lentement, qui ne supportent pas la lecture lente. Il y en a en effet ; mais ce sont ceux-là qu’il ne faut pas lire du tout.

 

[1] Voir sur ce blog la chronique du 26 décembre 2022

[2] Theodor Fontane (1819-1898) est un écrivain prussien.

[3] La philologie est l’étude de documents écrits, l’analyse critique de textes qui utilisent une langue donnée.

Emile Faguet. L’art de lire.

 

L’intérêt de la relecture.

Pour Emile Faguet, le plaisir suprême du lecteur, c’est la relecture. Il évoque la réflexivité, le retour sur soi que la relecture provoque : relire, c’est lire ses mémoires.

Lire est doux : relire est-quelquefois-plus doux encore. « A Paris on ne relit pas disait Voltaire ; vive la campagne où l’on a le temps ! » Relire est, en effet, une occupation de gens peu occupés. Royer-Collard disait : « A mon âge, on ne lit plus ; on relit. » C’est en effet plaisir de vieillard. Il faudrait se persuader que c’est plaisir et profit de tous les âges, et ne pas le réserver exclusivement pour celui où je reconnais qu’il est plus à sa place qu’à tout autre.

On relit pour pieux comprendre…On relit encore pour jouir du détail, pour jouir du style…Et enfin on relit, dessein plus ou moins conscient, pour se comparer à soi-même…C’est ainsi qu’à relire, on se compare à soi-même, on note les hausses et les décadences_ plus souvent celles-ci_ de sa sensibilité ; les pertes et les gains _plus souvent ceux-ci_ de notre intelligence générale et de notre intelligence critique, et l’on trace ainsi les courbes de sa vie intellectuelle et morale…

Relire, c’est lire ses mémoires sans se donner la peine de les écrire. C’est peut-être tout profit.

Emile Faguet. L’art de lire.

 

Le livre, instrument de connaissance de soi-même.

Marcel Proust qui était un grand lecteur évoque également dans A la recherche ce caractère réflexif de la lecture, le retour sur soi-même du lecteur à partir de sa lecture et le mouvement inverse. Le livre devient un instrument de connaissance de soi-même pour le lecteur auquel l’auteur laisse toute liberté.

En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans le livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf, et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que le lecteur a besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire ; l’auteur n’a pas à s’en offenser, mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »

Marcel Proust. A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé.

 

Un grand lecteur le Roi Louis XI.

Un roi[1] excentrique, bizarre, parfois cruel c’est ainsi qu’il est resté dans la mémoire collective, qu’il est dépeint dans les « images d’Epinal ». Mais c’était aussi un amoureux des livre. Il sut ainsi défendre les imprimeurs contre les régimes, hiérarchies religieuses, groupes communautaires que la lecture individuelle « psyché à l’état libre » terrorisait. Pascal Quignard sait le cerner. Il en fait un personnage à la fois mystérieux et savoureux.  

 

[1] Louis XI (1.423-1.483). Roi de France de 1.461 à1.483.

La coiffe de drap gris, la modestie errante, le hibou nocturne, Louis XI est le seul roi de France qui aimât lire. Ce fut le seul grand roi de la lettrure. C’est le roi chauve-souris, nocturne, insaisissable, parlant une langue douce, savante, perverse, sinueuse, merveilleuse. C’est le prince insomniaque. Celui qui erre chaque nuit, de salle en salle, de palais en palais, de forêt en forêt, avide de quêtes, de secrets, de buissons, de futaies, de chasses, de cruautés, de rapaces, de bêtes féroces, de livres.

Pascal Quignard. L’homme aux trois lettres.

 

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