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L'Anarque. Mes notes de lecture.

L'Anarque

L'homme dans la guerre. Maurice Genevois face à Ernst Jünger

L'homme dans la guerre. Maurice Genevois face à Ernst Jünger

Cher Monsieur

J’ai lu votre livre «L’Homme dans la Guerre» Avec intérêt et plaisir. Je suis moi même lecteur d’Ernst Jünger depuis une dizaine d’années. Pas seulement du Jünger des récits de guerre. Mais aussi de l’auteur qui évolue avec le temps d’abord avec Les Falaises de Marbre, Eumeswil, le Coeur Aventureux, les Abeilles de Verre...etc.  

Au delà de ses talents littéraires, l’homme, sa vie, sa vision du monde et l’évolution de sa pensée m’intéressent profondément.

Je connaissais mal Maurice Genevois. Pour être plus précis j’ai lu ce que j’appellerai ses romans ruraux: Raboliot, La Dernière Harde, mais pas ses récits de guerre. Votre ouvrage m’a permis de le découvrir mieux et plus et surtout d’avoir très envie d’aborder et d’approfondir ses livres traitant de la première guerre mondiale.

Votre idée de mettre les deux auteurs en parallèle et parfois en opposition, est intéressante parce qu’ils représentent chacun une culture, un type d’homme ayant chacun leur propre vision du monde qui vont se trouver confronté à cet immense désordre (je préfère ce terme à celui de tragédie) que fut la première guerre mondiale.

Je reste néanmoins réservé sur l’opposition que vous décrivez entre Genevoix plus humain et rempli de compassion et Jünger, le guerrier froid, le Lansquenet qui magnifie la guerre et oublie de s’intéresser aux hommes qui la font. Dans ce sens je relève page 70 (édition Grasset 1973) à propos d’une réflexion de Jünger qui s’attendrit sur les hommes : «On dirait du Genevoix. C’est l’un des rares passages où il est humain et non surhumain...». A propos de la description par Jünger de la mort d’un jeune soldat Allemand, vous écrivez page 74 : «Le lieutenant Jünger est ému mais lointain».Du même ordre à propos de la phrase de Jünger: «Mieux vaut s’abimer comme un météore dans une gerbe d’étincelles que s’éteindre à petit feu vacillant », vous écrivez page 84 : «Dixit un homme de 20 ans qui en vivra 102 et qui, inquiet d’un quelconque mystère, lui qui les cultivait, ou peut-être illuminé par la lumière absolument antiaristocratique, égalitaire de l’Evangile, se convertit au catholicisme à 98ans» La critique est pour cette dernière phrase de mauvaise foi, car à 20 ans il ne savait pas qu’il allait vivre jusqu’à 102 ans. Quant à sa conversion au catholicisme (religion pas si antiaristocratique que cela) elle prouve bien une évolution profonde de sa pensée.

Cette opposition n’est à mon avis qu’apparente et formelle. Les deux auteurs sont le produit d’une culture différente où l’expression de la pensée ou des sentiments n’est pas la même. Genevois (que je ne connais pas assez il est vrai) est normalien, pétri de culture et de littérature françaises, sensible au monde rural comme l’étaient d’ailleurs beaucoup de soldats français de la grande guerre qui étaient des paysans. Comme Jünger, il est courageux et aime sa patrie (peut être différemment de Jünger il est vrai). Mais il me semble que son sens du devoir envers ses compagnons est plus important que son patriotisme et que cela traduit une compassion qui prime tout autre sentiment.

Jünger est à ce moment de sa vie (il évoluera) comme beaucoup de jeunes allemands, profondément nationaliste. Il est le produit de la culture et surtout de la philosophie allemande du XIX° siècle. Cette philosophie implique un cheminement de la pensée unique, très différent de la manière dont un jeune français fusse -t- il normalien réfléchit et spécule. Il trouve par ailleurs dans la guerre une esthétique qui lui permet de la sublimer. C’est aussi une manière d’échapper au désespoir et d’éviter de se laisser terrasser par l’horreur des évènement auxquels il assiste. A cela il faut ajouter un instinct de chasseur un goût pour l’aventure et le rêve qu’il a depuis l’enfance et qui résulte de ses innombrables lectures.

Jünger est aussi humain que Genevoix. Il ne l’exprime pas de la même manière et sa sensibilité est occultée par son enthousiasme de jeune guerrier qui parvient à trouver de la beauté dans la guerre. Son humanité apparaîtra de plus en plus dans son oeuvre au cours du temps. Elle affleure déjà dans «Les Falaises de Marbre» où il ébauche une idée du mal et de l’inhumain (Le Grand Forestier, Les Lémures). Cette approche très Bernanossienne du monde (il est un grand lecteur de Georges Bernanos) apparaîtra souvent dans ses livres: par exemple dans Le Coeur Aventureux («Livres Cruels», texte de 1938). Dans Le Passage de La Ligne il critiquera le nihilisme (qui entraîne l’inhumanité) et envisagera les moyens de le combattre. Il reniera la «figure» du Travailleur qu’il avait pourtant magnifié, ouvrier-guerrier inhumain dans une nation tournée vers la guerre, la production et l’efficacité. Enfin il a le sens du sacré et sa conversion au catholicisme s’explique peut-être par ce besoin de trouver dans une religion tout ce qui est profondément humain, le mythe, le fantasme, la représentation du sacré et les rites qui n’existent pas dans le protestantisme sa religion initiale.

Vous écrivez page 167: «Jünger ne sera jamais un humaniste, ni un démocrate, ni un ami des lumières...» Je ne suis pas d’accord avec vous. Genevoix comme Jünger sont des êtres profondément humains. L’un est plein de compassion, aime profondément ses proches envers lesquels il se sent responsable. L’autre pense en termes plus globaux et philosophe comme un Allemand qu’il est sur ce qu’il vit. Pour ce qui est de son appréciation de la démocratie et de la philosophie des lumières c’est une autre question, plus complexe qu’il n’y parait... Mais ne peut on pas être humain et pourtant ne pas aimer la démocratie et la philosophie issue du mouvement des lumières ?

J’ai aimé votre excellent livre et je pourrais faire mienne la remarque que vous faites page122 : «En fait, deux lieux échappent à la foule, aux hommes et à leur progrès : la forêt et la bibliothèque. Je ne suis pas un admirateur ni un défenseur du progrès auquel je ne crois pas. Je ne pensais pas à ce sujet que nous nous retrouverions sur ce point ce qui prouve que je vous connais mal. Mais comme vous probablement aussi j’aime le silence des forêts qu’a si bien décrites Genevoix et celui des bibliothèques où s’accumulent les savoirs d’une humanité que tant Maurice Genevoix qu’Ernst Jünger ont défendu de toutes leurs forces dans leur oeuvre.

Croyez Cher Monsieur à l’expression de mes sentiments distingués.

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