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Encore de la bonne littérature Américaine. Nickel Boys, un roman écrit par Colson Whitehead

5 Septembre 2021 , Rédigé par François ROUX

 

La vie commençait mal pour Elwood, un petit garçon afro américain, abandonné par ses deux parents « … qui s’étaient barrés dans l’Ouest et n’avaient jamais envoyé une seule carte postale. »  Il est élevé par sa grand-mère Harriet avec laquelle il habite à Tallahassee, une ville de Floride à quatre cents kilomètres au sud d’Atlanta, dans l’Amérique encore très ségrégationniste des années soixante qui n’en a pas fini avec les lois Jim Crow[i] qui seront peu à peu abolies par la Cour Suprême fédérale du pays. Elwood est un gosse intelligent. Dans son milieu où l’instruction est rare et la misère endémique, il aime lire et dévore tout ce qui lui tombe sous la main. Cela va d’une encyclopédie laissée par un client de l’hôtel dans lequel sa grand-mère est femme de ménage aux « comics » que vend Monsieur Marconi, propriétaire d’un bureau de tabac dans lequel il travaille pour se faire un peu d’argent. Il pourra aussi y feuilleter le magazine Life entre deux clients et y découvrir le monde. Le petit Elwood est avant tout très lucide sur celui qui l’entoure et notamment sur la situation des Noirs à cette époque.

Le plus beau cadeau de sa vie lui est offert pour Noël 1962. C’est le disque « Martin Luther King at Zion Hill » qu’il écoute et réécoute passionnément et dont les paroles enregistrées sont pour lui « le crépitement de la vérité ». Les discours du Révérend remplacent la télévision que Harriet n’a pas et la valent bien, car ils transmettent des tableaux vivants, narrant tout ce qu’avait été et tout ce que serait l’homme noir. Il lit aussi un livre de James Baldwin « Chronique d’un pays natal » que l’un de ses professeurs Blancs qui l’apprécie lui offre. C’est le même professeur qui va lui permettre de réaliser son rêve : aller à l’université. Il lui propose d’intégrer un établissement réservé aux Noirs pour y suivre gratuitement un enseignement de littérature anglaise et américaine. Mais les projets d’Elwood s’écroulent quant à la suite d’une erreur judiciaire il est arrêté et envoyé dans la maison de redressement de Nickel.

A première vue l’école n’a pas l’air aussi terrible que cela. « Le campus était impeccablement entretenu, une oasis de verdure au milieu de laquelle se dressaient des bâtiments en brique rouge à un ou deux étages…Jamais Elwood n’avait vu une aussi jolie propriété. » Mais il va très vite découvrir la triste réalité de l’établissement où les jeunes Noirs et les jeunes Blancs sont séparés[ii] comme dans la société de l’époque. Et le traitement des Noirs n’est pas le plus favorable. L’enseignement dispensé est médiocre. Elwood encore naïf essaie bien de demander des cours de niveau supérieur mais n’obtient pas satisfaction. Il dénichera tout de même, dans le sous-sol de l’école sous de vieux cartons une collection de classiques britanniques. « Elwood les dévora méthodiquement pendant les heures de cours tandis que, autour de lui, les garçons bafouillaient et hésitaient. » Le personnel de l’établissement est raciste, corrompu, il y a du coulage et surtout les pensionnaires « récalcitrants » reçoivent des châtiments corporels dans le sinistre « Maison Blanche » ou dans ce que les jeunes garçons appellent « le fond », deux chênes avec des anneaux plantés dans le tronc comme des poignards. Et l’on ne revient jamais d’un passage par le « fond ». Il arrive en effet que l’on meure à Nickel. C’est ce qui ressortira des archives de l’école. Elles font état de « …choc fatal, tir de fusil de chasse…Des élèves mouraient lors de « sorties non autorisées. » Deux furent écrasés par des camions. Il n’y eut jamais d’enquête. » Les corps sont enterrés dans le cimetière de Boot Hill ou remis aux familles. Mais il y a aussi un cimetière clandestin qui sera découvert bien plus tard par des archéologues. Les châtiments corporels sont en effet parfois d’une telle intensité que les jeunes garçons qui les reçoivent ne les supportent pas. La suite et la fin de cette histoire est incroyable et l’intérêt du roman réside en grande partie dans sa conclusion. La dévoiler ici serait dommage.

Le lecteur ne peut qu’être bouleversé par ce qui arrive à ce garçon intelligent, amoureux des livres, avide de savoir, ambitieux sans excès qui est injustement précipité dans ce monde cruel et surtout absurde car contradictoire avec son intelligence et à sa logique. En effet de même qu’il avait compris le fonctionnement de la société, il pensait s’en sortir en observant, réfléchissant, planifiant. Mais cela ne suffit pas. A Nickel « …même en filant droit on n’était pas à l’abri des ennuis. Un autre élève pouvait repérer une faiblesse et commencer quelque chose, un surveillant pouvait prendre ombrage d’un sourire et décider de vous l’effacer. Vous pouviez basculer dans un roncier de malchance semblable à celui qui vous avait expédié ici. » Cette absurdité aura raison de son courage et de son volontarisme. Il finit par cesser de se battre, par baisser la tête, devenu l’ombre de lui-même. « Semblable à ces Noirs dont parlait le Révérend King dans sa lettre écrite en prison, tellement complaisants et hébétés après des années d’oppression qu’ils s’y étaient habitués en en avaient fait leur lit. »

La question de l’absurdité de l’existence qui frappe Elwood est peut-être ici aussi importante que celle de l’injustice qui peut toujours, mais pas nécessairement, s’expliquer elle par des raisons historiques, culturelles ou sociologiques. Cette absurdité ne peut que sauter aux yeux du lecteur qui s’interroge sur les raisons qui engendrent les situations kafkaïennes que le jeune Elwood doit affronter. Il n’y a pas grand-chose à opposer à l’absurdité sinon Dieu et ce pour autant que l’on y croit. Il n’est curieusement jamais invoqué dans le roman qui ne parler pas de religion pourtant très présente chez les afro américains. Oubli volontaire de l’auteur ou hasard ?

Le livre a obtenu le prix Pulitzer le deuxième pour Colson Whitehead. Il faut reconnaître que le thème est porteur dans le contexte actuel. Mais le ton est sobre, ni revendicatif, ni polémique, ni politique et c’est ce qui fait la force de ce roman avec bien entendu l’émotion qu’il provoque. L’écriture est réaliste, sans emphase sans longueurs avec parfois quelques incongruités qui proviennent comme souvent de la traduction.

 

 

[i] Ensemble de lois nationales et locales mises en vigueur après la guerre de Sécession, instituant une ségrégation légale entre les Blancs et les Noirs. Elles ne seront définitivement abolies qu’en 1968.

[ii] Encore une absurdité du système de classification des humains en race, classe, ou origine : Jaimie, un jeune Mexicain, ne coche aucune case et est baladé d’un côté à l’autre. On en rirait presque !

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