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L'Anarque. Mes notes de lecture.

L'Anarque

Yoga le dernier ouvrage d'Emmanuel Carrère

 

Comme dans son précédent livre « Le Royaume » [i], mais peut être encore plus, le principal sujet de l’œuvre est l’auteur lui-même. Parler de soi-même dans un récit n’est pas toujours un gage de succès. Tout dépend de ce que l’on a vécu et de la manière dont on le raconte. Mais Emmanuel Carrère n’est pas Monsieur tout le monde, a une bonne plume et il semble raconter la vérité : « Ce que j’écris est peut-être narcissique et vain mais je ne mens pas. » déclare-t- il comme pour nous rassurer. Tout cela donne près de quatre cents pages qui se lisent vite mais où l’on ne s’ennuie pas.

Nous comprenons que le projet de Carrère était initialement d’écrire un livre sur le Yoga ce qui, s’il avait été maintenu sans changements, n’aurait probablement pas donné à cet ouvrage l’intérêt que nous pouvons lui porter aujourd’hui.  Tout commence tout de même par le récit du stage de méditation « Vipassana » auquel l’auteur s’est inscrit. La formation a lieu dans un coin perdu du Morvan et est dispensée par un grand maître de cet art au nom imprononçable. Heureusement pour ceux qui ont du mal à prendre au sérieux les atmosphères « new age », Carrère prend du recul et adopte un ton ironique sur la discipline exigée des stagiaires, le ridicule de certains d’entre eux et l’ambiance de franc-maçonnerie qui règne parmi les heureux élus qui reçoivent l’enseignement. Le récit, écrit à la première personne, ce qui lui donne un caractère plus intime et plus vrai, fait en effet bien ressortir les doutes de l’écrivain stagiaire sur l’intérêt des simagrées imposées à l’assistance. Mais il évoquera tout au long du livre son approche personnelle du Yoga, la manière dont il le pratique et essaiera de donner une définition de la méditation. Très vite cependant et peut être heureusement, les disgressions de tout ordre commencent. Il nous parle de son enfance, des livres qu’il a lus, d’amour et de sexe. A propos du physique et de l’apparence de l’un des stagiaires qui ressemble à un professeur de sciences naturelles qu’il a eu dans sa jeunesse, Monsieur Ribotton, il relate une triste anecdote qui selon lui traduit la « misère du monde » avec de très belles phrases : «  Misère des victimes, misère des humiliés, misère des naufragés, misère des crétins…Misère des bourreaux, qui est sans doute la plus  grande des misères et qui me bouleverse davantage encore que celles de leurs victimes » Toutes ces misères le font encore pleurer quand il y pense et cela laisse deviner ce que l’auteur veut nous raconter sur lui-même : la dépression qui va le frapper et sa maladie qui en est la cause, la bipolarité.

La deuxième partie commence par l’abandon prématuré du stage Vipassana par le stagiaire, car des évènements très graves le rappellent à Paris. « Fini le Noble Silence, finies les singeries, fini de rire. » Les disgressions deviennent encore plus nombreuses et prennent petit à petit la place des réflexions sur le yoga et la méditation. Les frères Kouachi viennent de décimer brutalement l’équipe de la rédaction du journal Charlie Hebdo parmi laquelle Bernard Maris [ii] l’époux de l’une des très bonnes amies de Carrère, Hélène F. Et voilà l’occasion de raconter l’idylle de son amie avec l’économiste, journaliste de gauche qu’il semble apprécier. Il aime chez lui ses contradictions assumées. Ses opinions de « rouge » qui voisine avec son goût des belles choses qui coûtent cher. Alors que comme l’écrit Carrère « …on était tout doucement en train de devenir des amis… », ce « presque ami » est sauvagement assassiné. L’auteur est « exfiltré », l’expression est savoureuse, du stage car Hélène souhaite que l’on évoque au cours des obsèques l’amour du défunt pour la littérature et qu’un écrivain prenne la parole. Michel Houellebecq était pressenti, mais la sortie officielle de son livre « Soumission »[iii] le même jour que l’attentat, le désignait comme une cible potentielle des terroristes islamistes et il était impératif qu’il n’apparaisse pas en public pour des raisons de sécurité. C’est donc l’auteur qui fut désigné pour le remplacer et c’est ainsi que son stage Vipassana prit fin. Cette sortie est en totale contradiction avec l’esprit de ce stage et avec les engagements que les stagiaires ont souscrits. On notera au passage, provoquées par les remontrances de l’organisateur, quelques réflexions sur l’égoïsme ou peut être le fatalisme des amateurs de Yoga et la relativité des expériences humaines : «… j’ai l’impressions qu’entre le sang et les larmes répandues à Paris ces jours-là, la cervelle de Bernard sur  le linoléum de la pauvre petite salle de rédaction de Charlie, la vie fracassée d’Hélène F., pour ne parler ici que des gens que je connais, et notre conclave de méditants occupés à fréquenter leurs narines et à mastiquer en silence leur boulghour au gomasio, l’une des expériences est simplement plus vraie que l’autre. »

Le titre de la troisième partie « Histoire de ma folie » parle de lui-même. Carrère qui souffre du trouble bipolaire qui provoque une alternance de phases d’excitation et de dépression va commencer ce que l’on appelle une phase « maniaque » de sa maladie après la plus longue période de rémission qu’il ait connu. Il nous décrit son mal et son internement à l’hôpital Saint Anne. Ce n’est pas la partie la plus intéressante du roman malgré la description très réaliste de la souffrance de l’auteur, inimaginable pour ceux qui n’ont pas été frappés par cette terrible maladie ou qui n’ont pas vu ses effets sur leurs proches. Ce qui suit est tout de même plus optimiste puisque Carrère qui semble aller un peu mieux accepte, afin de se reconstruire, de participer à un atelier d’écriture composé de jeunes migrants échoués sur l’île grecque de Léros.

C’est peut-être là, dans cette quatrième partie intitulée « Les garçons » le meilleur moment de lecture du livre. L’auteur est accueilli à Leros par l’animatrice de l’atelier, Frederica, une soixantenaire américaine, haute en couleur, venant de Boise dans l’Idaho où elle était professeur d’histoire médiévale. Cette dernière qui vient d’être larguée par un bassiste de jazz hollandais « …noie son chagrin d’amour dans l’altruisme… » et aussi parfois dans l’alcool. Elle a un tic qui est de tourner brusquement la tête vers la gauche, car comme l’auteur, et comme d’autres aussi, elle a une « Ombre » à ses côtés. Mais le plus émouvant est cette rencontre avec les jeunes Afghans, Hamid, Atiq et Hassan et avec Mohamed le Pakistanais. Tous les quatre sont de jeunes, très jeunes (ils ont entre quinze et dix-sept ans) migrants échoués sur l’île, espérant arriver dans cet eldorado qu’est l’Europe de l’ouest. Ils ont pris tous les risques pour réussir leur migration. « Ensemble, ils forment une bande, presque une famille, et rien n’est plus précieux au cours d’un voyage comme le leur. Ils peuvent compter les uns sur les autres, et ils ont peur d’être séparés. » Ils ont conscience que « …la vie est une machine à séparer… ». Ils ont en effet été amputés de tout leur passé. La veille de son départ, Atiq raconte qu’il pense à passer une dernière soirée avec ses amis, mais il a conscience qu’il ne les reverra jamais alors que leur dire ? Il se contentera d’aller sur la tombe de ses parents pour leur dire Adieu. Comme il pleure, sa tante chez qui il habite le réconforte par ces terribles paroles : « Arrête de pleurer, mon garçon, dans la vie on doit tout quitter, toujours, et à la fin c’est la vie qu’on quitte, alors ça ne sert à rien de pleurer, ne pleure pas. ». Il erre dans la maison de son enfance en sachant que le lendemain ce sera: «… la maison d’où il sera parti, la maison sans lui. » Le récit de son voyage est terrible, inhumain et le mot n’est pas trop fort pour décrire ce qu’il a vécu, les scènes auxquelles il a assisté. Pour Hassan c’est encore plus dur car lui, il n’avait personne à qui dire au revoir. Au cours de son voyage Hassan doit, à la demande des passeurs, laisser sur une plage tout ce qu’il possède en dehors de ses vêtements. Il laisse ainsi la photo de ses parents morts. « Et il se met à pleurer en pensant qu’il va oublier leurs visages, qu’il ne se rappellera bientôt plus personne qui l’a connu, personne pour qui il a existé, et qu’il n’existera bientôt plus pour personne. »

Il me semble que c’est le récit du séjour de l’auteur à Léros qui constitue le moment fort du livre. Il fait entrer le lecteur dans l’univers de ces jeunes migrants à propos desquels il soulève de terribles questions existentielles telles la séparation, l’oubli de ceux qui ne sont plus de ce monde ou de ceux que l’on quitte. L’oubli aussi de ce que l’on quitte. Mais ces oublis, ces séparations sont elles aussi radicales ? Ne subsiste -t- il rien de ce que l’on a oublié ne serait-ce que dans l’inconscient ? Ces questions qui ne se posent d’ailleurs pas que dans les circonstances tragiques décrites dans le livre mais tout au long de la vie de chacun sont si bien illustrées par l’histoire de ces garçons qui sont obligés de se les poser si jeunes. « Yoga » n’est ainsi pas un livre très gai malgré certains traits d’humour qui peuvent toutefois faire grimacer plus que sourire. Dans « Yoga » comme dans « Le royaume » il y a toujours comme une trame de fond l’idée de la misère qui frappe les déshérités, les pauvres, les dépressifs (ceux qui ont une Ombre) et par là le côté misérable de la condition humaine. Dans « Le royaume » la foi ou la religion étaient évoquées comme remède possible à l’immense tristesse que peut engendrer ce constat. Dans « Yoga » c’est peut-être la méditation.

Le récit qui s’éloigne souvent du thème du Yoga et de la méditation s’en va de disgressions en disgressions, reprenant ainsi le style de son dernier ouvrage. Ces disgressions sont légères ou plus profondes voir tragiques mais toujours intimes ce qui rend l’exercice périlleux car ce partage de l’intimité pourrait rendre la lecture ennuyeuse. Il est exhibitionniste et traduit une absence totale de pudeur de l’auteur mais après tout c’est son affaire !

 

[i] Voir sur ce blog la note de lecture d’Août 2015 sur « Le royaume ».

[ii] Voir sur ce blog la note de lecture d’Octobre 2016 sur le livre de Bernard Maris « L’homme dans la guerre »

[iii] Voir sur ce blog la note de lecture de Janvier 2015 sur « Soumission » de Michel Houellebecq

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S
J’aime beaucoup votre beau blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et un blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.
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F
Bonjour et merci pour votre message. Votre blog est beaucoup plus complet que le mien qui n'est que littéraire. Il est plaisant et certains des thèmes abordés m'intéressent. Je viendrai vous voir de temps à autre. Bien amicalement. François.