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Nietzsche de Daniel Halévy. Une biographie abordable

25 Décembre 2020 , Rédigé par François ROUX

 

La pensée de Nietzsche est perçue comme difficile à comprendre. Elle est aussi très souvent caricaturée ceci expliquant par ailleurs en grande partie cela. Elle est incontournable pour ceux qui s’intéressent à la philosophie dont elle a profondément marqué l’histoire. Mais qu’en est-il de l’homme, l’être de chair et de sang qui a échafaudé ce système de pensée si unique ? 

La biographie écrite par Daniel Halévy (1872-1962), publiée en 1909, dresse un portrait intime de Friedrich Nietzsche. Elle est accessible à tous. Il n’est en effet pas nécessaire d’être agrégé de philosophie pour la lire du début jusqu’à la fin et la comprendre. Elle donne par surcroît envie au lecteur de mieux connaître l’œuvre et fournit au béotien quelques clés qui lui permettront d’y pénétrer.

Daniel Halevy, est le fils de l’académicien Ludovic Halévy et le frère du philosophe Elie Halévy (quelle famille !). Son parcours est original. Ami d’enfance de Proust, proche de Péguy, attiré par la philosophie de Proudhon, il se rapprochera finalement de la Révolution Nationale du Maréchal Pétain ce qui explique peut-être l’oubli dont il semble faire l’objet de nos jours. Mais sa biographie de Nietzsche est une œuvre de référence que les initiés ne semblent pas renier et mérite franchement d’être lue par ceux qui souhaitent connaître un homme « hors du commun ». Elle permet d’approcher l’intimité de l’individu. Halevy y reproduit des notes, des lettres du philosophe, des témoignages d’amis ou de personnes qui l’ont approché et qu’il a rencontrés puisque lorsqu’il publie sa biographie, Nietzsche n’est mort que depuis neuf ans. Sur plus de cinq cents pages il raconte en détail l’existence du philosophe de sa naissance à sa mort dans des termes à la fois simples et précis.

Ce qui frappe dans la vie de Nietzsche adulte c’est son errance perpétuelle à travers l’Europe surtout méridionale. Il n’a pas vraiment de foyer et passe son temps entre plusieurs endroits, souvent les mêmes d’ailleurs. En France, il aime particulièrement Nice à cause de son soleil et de sa lumière. En été il séjourne fréquemment en Engadine cette région des Alpes Suisses. C’est là près de Sils Maria, dans un lieu appelé Surléi, sur un rocher dont la base est baignée par les eaux d’un lac qu’en Juillet 1881, il tombera en extase et aura la révélation du « retour éternel ». « Son agitation devint telle qu’il s’en effraya lui-même » écrit Halevy. Cette idée qui est probablement parmi les plus complexes de la philosophie Nietzschéenne ne pouvait naître qu’à un endroit exceptionnel ce qui est le cas. Ceux qui le connaissent et j’en suis, sont d’ailleurs impressionnés par la beauté et la majesté du site. Il y a bien là de quoi tomber en extase ! Nietzsche erre également à travers toute l’Italie : Venise, Gênes, Turin, Florence, Rome. C’est un Européen passionné avant l’heure même s’il est pessimiste sur le destin du vieux continent frappé par le nihilisme. Mais c’est un européen continental qui « … ignore ceux qui négligent ou renient l’héritage de César et de Napoléon ». L’ensemble des civilisations anglo-saxonnes notamment n’entre pas dans ses vues.

Cette errance, ce nomadisme sont parfois misérables et toujours solitaires. Elle est misérable quand Nietzsche à cours d’argent séjourne dans de médiocres pensions de famille notamment à Nice. Il traîne avec lui ses notes et ses livres dans des malles sans lesquelles il ne peut travailler. Il occupe son temps à lire écrire et à marcher, activité qui est pour lui autant un exercice physique qu’intellectuel puisqu’en marchant il pense. Il revient de temps à autre dans la petite ville de Naumburg en Saxe Anhalt pour y voir sa mère à laquelle il porte une grande tendresse et qui à la fin de sa vie le soignera jusqu’à sa mort. Nietzsche a en effet une santé fragile et souffre sans cesse de maux de cœur, migraines et troubles ophtalmiques qui lui font notamment redouter la lumière trop violente. Sa santé mentale se dégrade également au fil du temps mais Halevy n’insiste pas sur une « folie » que les détracteurs du philosophe soulignent souvent abusivement.

Cette errance est aussi solitaire. Il semble rechercher une solitude qu’il pense créatrice. « On ne saurait croire combien dès que je suis seul, je me sens riche et créateur de joie » écrit-il à un ami. Mais cette solitude physique peut paradoxalement être pesante lorsqu’elle est prise sous son angle métaphysique. « Depuis qu’il n’y a plus de Dieu, cette solitude est devenue intolérable » écrit-il dans ses notes.

Ses amis s’ils existent ne sont pas si nombreux et surtout pas toujours fidèles. Il y a d’abord Richard Wagner l’immense compositeur auquel il voue une admiration sans borne puis rompt avec lui pour des raisons difficiles à cerner précisément. Ce que l’on comprend est que dans le couple Nietzsche/Wagner c’est le grand musicien qui domine et qui semble utiliser Nietzsche comme faire valoir ce que ce dernier ne supporte plus. La rupture a lieu alors que Wagner qui a construit son univers à Bayreuth, y règne comme un empereur dont la notoriété toujours croissante est devenue internationale alors que son « ami » philosophe a du mal à faire publier son œuvre. Il finit par ne plus supporter cette situation. Comme l’écrit Halevy : « Il va connaître Wagner à l’une de ses plus belles heures : Wagner loin des publics et des journalistes, Wagner dans la solitude, Wagner déjà exalté par la gloire, non encore gâté par elle. » Et après que ce dernier soit parvenu au sommet : « De plus en plus, il voyait paraître Wagner transformé, ouvrier puissant, mais brutal, vindicatif, jaloux. » Et Nietzsche utilisant la seule arme dont il dispose, finira par écrire un pamphlet contre son ancien ami : « Le cas Wagner ».

Une autre amitié qui se termine mal est celle qu’il entretient avec son vieil ami, le philosophe Paul Rée. Celui-ci lui ravira Lou Salomé la jeune femme que l’une des vieilles amies de Nietzsche, Malwida de Meysenbug, lui a présentée avec l’idée de le marier. Pas facile de trouver une épouse à Nietzsche tant le personnage est atypique ! Lou Salomé est par ailleurs une personne intéressante, probablement brillante, certainement intéressée par Nietzsche mais pas assez pour tomber amoureuse de lui et l’épouser. Halevy la cerne bien et raconte en quelques pages la courte idylle qu’elle entretint avec le philosophe. En général Nietzsche préfère la compagnie des femmes que celle des hommes. « Avec un homme il faut parler politique ou métier, aborder des problèmes. Avec les femmes, il y a le recours et l’évasion de la courtoisie dont Nietzsche avait le goût. » Les femmes l’apprécient. « Mais il ne fallait pas qu’il leur parlât d’amour. Aussitôt elles se sauvaient, les clair-voyantes, se sentant effleurées, menacées par un destin trop fort pour elles. » N’oublions pas que nous sommes encore au XIXème siècle….

Ce qui est frappant, c’est la conscience qu’a Nietzsche de l’importance que son œuvre méconnue et peu recherchée de son vivant aura un jour. Il écrit : « La lumière des étoiles les plus éloignées est celle qui met le plus de temps à parvenir aux hommes. ». Ou encore : « Mort, j’aurais ma revanche ; nous savons revenir, nous autres posthumes. C’est un de nos secrets. Je reviendrai vivant, combien vivant ! ». Et sur ce point il était visionnaire ! Sa pensée interprétée de multiples façons marqua profondément le XXème siècle et marquera peut-être autant le XXIème. L’influence qu’il aura sur la philosophie et sur de nombreux écrivains est incontestable. Mais il faut reconnaître que Nietzsche fut en son temps un auteur raté.  Il est obligé d’éditer à ses frais la quatrième partie de son œuvre la plus célèbre « Ainsi parla Zarathoustra ». De même pour « Par de-là le bien et le mal » qui n’aura finalement que 177 lecteurs !

En arrivant à l’âge de la maturité il porte un regard pessimiste voir négatif sur sa pensée. La biographie évoque ses angoisses métaphysiques (même si le terme est mal choisi pour évoquer un penseur si critique à l’encontre de la métaphysique proprement dit) qui le rongent et c’est peut-être là la partie la plus intéressante de la biographie, et la plus tragique aussi. Nietzsche semble pressentir le mal que son œuvre peut provoquer. « … le bouleversement que prépare pour la société des hommes le nouveau savoir dont il (Nietzsche) était porteur. » A ce sujet, Halevy évoque l’anecdote que lui a raconté une femme qui se souvient dans sa jeunesse avoir rencontré Nietzsche à Sils-Maria où elle passait des vacances. Elle l’avait abordé en lui disant qu’elle était de ses lectrices. Elle se rappelle de l’effarouchement du philosophe qui lui jeta : « Je n’écris pas pour des lectrices aussi jeunes que vous. ».  Pour ne pas provoquer ce mal il pourrait dire comme Descartes : « Larvatus prodeo », je m’avance masqué. Il y a des cas où il ne faut laisser personne nous regarder dans les yeux. Mais ce qui se cache derrière le masque de Nietzsche, ce qui ne se trouve que dans le tréfond de son être, c’est finalement l’angoisse du vide. « Les sources d’espérance et d’amour étaient taries ; les dieux antiques n’étaient plus qu’un thème pour les déplorations ; le coeur vivant de l’univers, cette force que le vieux langage des hommes appelait Dieu ne battait plus. »

Cette angoisse face au vide, à ces obsessions abyssales, Halevy remarque qu’il les partageait avec Pascal qu’il a découvert lu et aimé. Il parle ainsi de la « période Pascalienne de Nietzsche ». « Sans la foi chrétienne pensait Pascal, vous serez pour vous-même, comme la nature et l’histoire, un monstre et un chaos…Pascal et Nietzsche diffèrent en ceci, que l’un refuse, et l’autre accepte, le monstrueux et le chaotique. » Tous deux mettent en question la valeur de la vérité l’un au détriment de la figure de ce monde qui passe, l’autre pour que ce monde puisse en soi obtenir seul de quoi se transcender. Tant Nietzsche que Pascal utilisent le style aphoristique. « Toutes les œuvres profondes, ont comme les Pensées de Pascal quelque chose d’aphoristique et de soudain. » écrit Nietzsche dans l’une de ses notes.

Cette attirance pour le « camp d’en face » Halevy la souligne également lorsqu’il évoque les « visiteurs augustes » que l’on devine errer autour de Nietzsche. Pour lui deux noms peuvent être cités, dont le rapprochement surprendrait. Il s’agit de Jésus et Dionysos. « Jésus, Dionysos, deux maîtres de souffrance ; souffrances l’une et l’autre sacrées, mais divergentes : celle de Jésus orientée vers la rédemption des êtres et leur gloire surnaturelle, celle de Dionysos attachée à la souffrance même, moelle de la vie, substance d’un sacrifice qui s’accomplit dans la chair et s’achève, se glorifie en elle. » Mais conclut Halevy : «…c’est à Dionysos que Nietzsche s’est enfin voué. »     

La vie de l’homme Nietzsche apparaît en parfaite concordance avec son œuvre. L’évocation factuelle et chronologique de son existence, de ses impulsions, de ses rencontres, des auteurs qu’il aime (Maupassant, Dostoïevski, Pascal, Stendhal) permettent d’aborder son système de pensée et de faciliter la compréhension de ses écrits, ce qui il faut bien le reconnaître n’est pas toujours aisé. Mais une fois que la mécanique est enclenchée naît un risque de fascination pour une vision du monde et de l’univers hors du commun. Une biographie pour les non-philosophes sur un penseur qui était peut- être plus qu’un philosophe, un poète qu’Halevy excellent germaniste fait également découvrir à ses lecteurs.

                                                                         

 

 

 

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